L’Europe nous protège-t-elle du racisme?

L’Europe nous protège-t-elle du racisme?

La séquence des élections européennes approche à grands pas. Compte tenu de l’enjeu objectivement faible de ce scrutin eu égard au pouvoir réel des députés européens, et de l’indifférence historique et structurelle qu’il suscite auprès des Européens, il est d’ores et déjà légitime de penser que le principal intérêt de cette élection sera de permettre le débat autour de la construction européenne. Car il ne faut pas s’y tromper: indépendamment du choix électoral qui sera fait par les citoyens (car quand bien même ils ne choisiraient pas la bonne option, on se chargerait de les corriger promptement), tout scrutin impliquant l’UE de près ou de loin est une occasion pour l’oligarchie et ses intellectuels organiques d’user encore un peu plus le filon de « L’Europe-de-la-paix-et-de-l’amitié-entre-les-peuples ». 

En finir avec les mythes fondateurs européens





Mantra des élites politiques et économiques du continent depuis le traité de Rome, objet d’une véritable communion post-religieuse qui dépasse les frontières et transcende les désaccords partisans, l’Union serait la forme enfin trouvée de la nécessaire ouverture sur le monde, l’allégorie de la tolérance et l’incarnation de la solidarité. Répandu ad nauseam depuis 70 ans, le récit mainstream sur l’Europe nous indique donc qu’après 5 siècles (quand ce n’est pas 10) de déchirements et de conflits entre les nations du continent, la formidable perspective des États-Unis d’Europe, impulsée par le plan Marshall américain, protégée par le parapluie de l’OTAN et placée dès ses débuts sous le signe de la « concurrence libre et non faussée », aurait enfin pacifié une région du monde qui n’en finissait plus de compter ses morts. 

Partant de ce postulat, quel esprit normalement constitué s’aventurerait à remettre en question l’essence même de la construction européenne? Être « eurosceptique » trahirait nécessairement des velléités de repli national, des envies de murs et de barbelés aux frontières, et une haine pathologique à l’égard de l’étranger. Dès lors, quiconque souhaite poser sereinement le problème de l’Europe est nécessairement amené à se pencher sur cette idée reçue pour la soumettre à l’épreuve des faits et éventuellement la déconstruire. La pacification (toute relative…) du Vieux Continent depuis 1945 est-elle la conséquence de la construction européenne? Disons-le tout net: ce qui a rendu de facto impossibles les conflits armés à l’échelle du continent, c’est d’abord et avant tout la dissuasion nucléaire. L’arme atomique ayant ouvert l’ère de la possible extinction de l’espèce humaine toute entière, l’éventuel conflit armé direct entre puissances nucléaires a définitivement été relégué dans le domaine des idées politiques tout bonnement impensables. Par ailleurs, la paix est également le fruit de la reconstruction et du progrès social connu par les différents pays européens impliqués dans le second conflit mondial. Là encore, force est de constater que la Communauté Économique Européenne n’a joué qu’un rôle marginal en offrant aux entreprises des débouchés extra-nationaux. Mais l’essentiel se fait à l'échelle des États-nations, sous l’égide de la puissance publique et de la classe ouvrière organisée (nationalisations, lois sociales, politique économique keynésienne, structuration des services publics, Sécurité Sociale).

S’il y a lieu de pointer du doigt un apport européen à la prospérité et à la paix continentale, celui-ci se situe dans les aires « périphériques » (Espagne, Portugal, sud de l’Italie, Europe de l’Est dans une moindre mesure après 2004 ) ayant bénéficié des largesses budgétaires du FEDER (Fonds Européen de Développement Régional) ou du FSE (Fonds Social Européen), qui vont notamment leur permettre de se doter d’infrastructures routières et ferroviaires modernes. Il ne faut toutefois pas s’y tromper: ces politiques ont été l’outil de promotion de la construction européenne auprès des populations de ces territoires, et ont objectivement permis à l’Union de leur infliger les pires avanies par la suite sans qu’il ne leur vienne à l’esprit de la remettre en question. La PAC (Politique Agricole Commune) est également souvent mentionnée, mais elle bénéficiera principalement aux grands exploitants, la subvention étant proportionnelle à la taille de l’exploitation, et accélérera la concentration entre leurs mains.

L'UE, une zone de compétition et de guerre économique

Qu’en est-il aujourd’hui? La structuration de l’entité européenne, passée de marché commun à marché unique en 1986, devenue Union Européenne (qui peut aujourd’hui négocier et imposer l’application d’accords de libre-échange sans l’aval des États membres…) via le Traité de Maastricht en 1992, et surtout l’avènement de la monnaie unique en 2002 ont fait de l’Europe une structure technocratique largement supranationale capable de dicter leur conduite aux États, sous la houlette de la puissance qui a su imposer son hégémonie dans ce contexte, l’Allemagne. 

L’Europe sociale a-t-elle eu lieu? Evidemment non, le dépassement du cadre national à travers une stratégie de fédéralisme furtif a permis aux « élites » de s’affranchir des contraintes démocratiques pour imposer la grande contre-révolution du capital: mis en concurrence dans un contexte de libre circulation des biens, des services et des capitaux, les pays se sont engagés dans la course au moins disant social et environnemental, en détricotant les conquis sociaux du 20e siècle, en menant une véritable croisade contre la dépense publique et en imposant la baisse généralisée des salaires au nom de la lutte contre l’inflation. Le résultat de cette grande entreprise? L’explosion du chômage et la paupérisation généralisée aux quatre coins du Continent, avec des pays entiers relégués au rang d’économies en voie de développement…

La montée d'une extrême-droite euro-identitaire

Comment se portent l’amitié et la paix entre les peuples européens, dans ce contexte? Mal. Les situations sociales induites par les politiques impulsées par l’UE, dans le mépris le plus total des volontés populaires qui lui imposent d’ailleurs systématiquement des camouflets électoraux depuis plus de 10 ans, ont réhabilité les forces d’extrême-droite partout sur le continent, de la Hongrie à l’Italie, en passant par la France, la République Tchèque, le Royaume-Uni, les Pays-Bas ou l’Autriche. L’Allemagne elle-même, qui semblait définitivement vaccinée contre le fascisme depuis 1945, a vu l’AfD, parti réactionnaire violemment xénophobe, entrer au Bundestag en automne dernier en rassemblant 12,7% des suffrages exprimés, dans un contexte de libération de la parole raciste. Ainsi, l’association Pegida, autoproclamée défenseure de l’identité européenne « véritable » et dénonciatrice de l’invasion migratoire et de l’islamisation, a-t-elle pu organiser des manifestations monstres dans les grandes villes du pays au cours des dernières années appelant à la fermeture des frontières. 

Au centre comme à la périphérie de l’UE, la révolte gronde donc, et elle se teint de brun. L’extrême-droite a su parler aux catégories de la population brutalisées par 35 années de néolibéralisme européen en modernisant son discours traditionnel, raciste et anti-élites, pour lui donner un aspect social et le rendre ainsi compatible avec les aspirations populaires, de la dénonciation du libre-échange à la défense du pouvoir d’achat.

Dans les pays « forts » du Vieux Continent, le fait que les partis d’extrême-droite soient les seuls à avoir adopté une rhétorique anti-UE a indéniablement contribué à les rendre crédibles auprès des classes populaires. Il faut dire que l’UE est une institution prêtant particulièrement le flanc au discours critique anti-élites, compte tenu de son caractère profondément antidémocratique et de la casse sociale spectaculaire qu’elle a générée. La critique de l’UE est donc un composant décisif de l’amalgame discursif de l’extrême-droite d’aujourd’hui, qui vient donner de l’étoffe et de la légitimité à l’autre ingrédient, constitutif de son identité: le racisme. Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce racisme les incite finalement à redécouvrir les vertus de "l'Europe". En effet, l’extrême-droite ne fait pas faux bond à ses vieux démons xénophobes et elle s’emploie, avec une virulence qui ne se dément pas, à stigmatiser régulièrement tous ceux qui ne font pas partie de la "nation" ethnique, perçue comme blanche et européenne: musulmans, Maghrébins, noirs, Roms… Racisme  et critique de l'UE peuvent d’ailleurs faire l’objet d’une savante mixture, comme par exemple lorsque les accords de Schengen sont accusés de faciliter l’invasion étrangère… de l'Europe. Dans le même ordre d’idées, il faut garder à l’esprit que la concurrence « libre et non faussée », en réalité oppressive et faussée, entre les peuples, gravée dans le marbre des traités européens, est indubitablement un ressort fort de la montée du racisme et de la xénophobie à l’ouest de l’Europe. Les travailleurs y voient leurs usines ainsi que des services entiers de grandes entreprises quitter leur pays, occasionnant chômage et perte de revenus.

Dans les pays périphériques de l’Europe du Sud et de l’Est, le constat est similaire. L’UE martyrise les classes moyennes et populaires, et provoque les départs massifs des forces vives (notamment les plus jeunes et les plus diplômés) vers les pays les plus développés du continent. Dans le même temps, le travail détaché, conséquence nécessaire de la libre circulation des prestations de service, prive d'emploi ou réduit les salaires des locaux. Quant à la classe politique, elle s’est largement compromise dans l’européisme béat. Les populations se tournent donc vers les seules forces ouvertement critiques de l’œuvre de l’Union, qui se trouvent pour l’heure à l’extrême-droite des échiquiers politiques nationaux. Si les mouvements d'extrême-droite gagnent du terrain, ce n'est donc pas seulement par leur démagogie, mais aussi parce les conditions objectives favorisent le rejet de l'étranger en en faisant un concurrent et non un partenaire. Mais au-delà des caractéristiques générales de la construction européenne, la progression tout bonnement extraordinaire du discours xénophobe à la périphérie de l’UE a aussi ses explications spécifiques.





D’une part, la tâche de la droite extrême et de l’extrême-droite a été grandement facilitée par les discours néocoloniaux méprisants des élites politiques sises à Bruxelles, Berlin ou Paris. Pointés du doigt comme étant les tire-au-flanc de l’Union, les PIGS (Portugal, Grèce, Italie, Espagne) ont fait l’objet d’une véritable mise sous tutelle de la Commission européenne et de la Chancellerie allemande depuis 2010, via des traités de stabilité et des mémorandums de réduction de l’endettement leur retirant toute marge de manœuvre budgétaire et leur imposant des purges antisociales. Cette confiscation institutionnelle de la souveraineté s’accompagne en outre d’un comportement aux relents ouvertement impérialistes et néocoloniaux des élites de l’Europe du Nord à l’égard des peuples du sud du continent. A cet égard, l’épisode des élections italiennes de mars 2018 est tout à fait révélateur : l’accession au pouvoir d’un gouvernement ouvertement critique à l’égard de l’UE et de ses politiques austéritaires a été accueillie par une flopée de remarques dégradantes et humiliantes de la part des dirigeants allemands, français et bruxellois invitant les Italiens à respecter les engagements des gouvernements précédents, sans quoi « les marchés » leur apprendraient à « bien voter » (phrase du commissaire européen au Budget, l'Allemand Günther Oettinger), voire pourraient lancer « une marche sur Rome » pour les ramener à la raison (proposition de l’eurodéputé Markus Ferber) ! Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de voir les peuples d’Europe du Sud se tourner vers les forces dénonçant l’UE pour l’ensemble de son œuvre, qui sont malheureusement les plus réactionnaires…

D’autre part, ces pays représentant géographiquement le point de contact entre le Vieux Continent et le reste du monde ont fait les frais de la gestion calamiteuse des flux migratoires par l’Union européenne. Les égoïsmes nationaux l’ayant clairement emporté sur la prétendue solidarité continentale, des pays comme l’Italie ou la Grèce ont été abandonnés à leur propre sort et contraints de gérer seuls l’arrivée massive de populations fuyant la misère et la guerre, dans un contexte général de manque de moyens de la puissance publique… du fait des politiques dictées par Bruxelles. La situation est donc idéale pour une extrême-droite toujours disposée à réactiver le discours raciste de la dilution identitaire causée par l’invasion migratoire, ce dont elle ne s’est évidemment pas privée : c’est principalement grâce à une posture de fermeté à l’égard des migrants (« chers migrants, la fête est finie ») que la Ligue de Matteo Salvini est arrivée au pouvoir en Italie.

Frontex: la libre-circulation réservée aux européens

La question migratoire fournit une transition parfaite vers un autre aspect fondamental de l’œuvre de l’Union européenne. Car à ce stade, il apparaît clairement qu’elle n’est pas une protection contre la montée des mouvements réactionnaires et racistes au sein des pays d’Europe. Mais il se trouve qu’en plus de cela, l’Union est explicitement à la manœuvre lorsqu’il s’agit de porter l'action xénophobe aux frontières du continent, contre celles et ceux qui auraient le mauvais goût de vouloir pénétrer dans l’espace Schengen sans visa. C’est l’objet de l’agence européenne Frontex, en charge depuis 2004 de la surveillance et de la gestion des frontières extérieures de l’Union et devenue le symbole de la répression sans merci des migrants. Affranchie de tout contrôle indépendant sur ses activités, jamais inquiétée en cas de violation des droits, Frontex a ainsi tour à tour pu déployer des contingents d'action rapide (2007), administrer le système de surveillance des frontières EUROSUR (2012), commencer à intercepter des personnes en mer et de les débarquer hors de l’UE (2014), le tout dans un contexte de multiplication de son budget par 13 en dix ans. Frontex incarne la fuite en avant quasi-militaire d’une Union qui, face à l’arrivée de malheureux fuyant des conditions de vie effroyables, se dote d’un arsenal guerrier pour se barricader et tenter de mettre à distance « la menace » : satellites, radars, hélicoptères, drones… rien n’est trop cher lorsqu’il s’agit de traquer les migrants.

Lorsqu’elle ne martyrise pas les migrants à la première personne pour ne pas avoir à les accueillir, l’Union européenne est également capable des pires avanies pour sous-traiter la gestion de ce ‘risque’ aux pays de transit, fussent-ils gouvernés par les régimes les plus autocratiques et rétrogrades qui soient. C’est ainsi que le gouvernement turc de M. Erdogan engagé en pleine dérive fascisante s’est vu promettre la somme conséquente de 6 milliards d’euros en décembre 2017 pour retenir les Syriens passant par son territoire pour atteindre l’Union européenne. C’est également au nom de la nécessaire répression des migrants (ou la « gestion des flux migratoires ») que les autorités européennes font preuve de tant de bienveillance et de mansuétude à l’égard du Maroc, pays pourtant notoirement peu respectueux des principes démocratiques et des libertés publiques. C’est enfin ce qui explique le besoin impérieux des pays d’Europe de voir émerger en Libye un régime capable de gérer ses frontières et de limiter la venue en Italie de Subsahariens.

Catalyseur de la montée des extrêmes-droites à l’intérieur des pays européens, xénophobe et raciste dans sa gestion des arrivées de migrants aux frontières du continent, force est donc de constater que la construction européenne a pris une direction radicalement opposée au cliché de la promotion de la solidarité et de l’amitié entre les peuples. Dans la bataille culturelle qui oppose les tenants du progrès social aux élites européennes, la question du racisme pourrait donc s’avérer décisive pour tordre le cou à l’idée largement répandue que l’UE œuvre pour le bien du grand nombre. On ne peut donc qu’espérer que la séquence des élections continentales serve à établir un bilan sérieux de l’Union Européenne et qu’elle permette aux peuples d’Europe de se décider enfin à franchir le Rubicon pour envisager une autre façon d’interagir avec leurs voisins, réellement respectueuse de la dignité et de la souveraineté de chacun.

Yazid Arifi, membre du collectif Citoyens Souverains

En complément: retrouvez notre tribune dans Politis: le problème c'est la libre-circulation des marchandises et des capitaux, pas celle des personnes!

Interview de M'hamed Kaki sur l'Europe et l'extrême-droite

Collectif Citoyens Souverains
citoyenssouverains@gmail.com
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